Parfois, des gens nous demandent ce que l’on fait des livres reçus pour lecture et appréciation. Question pertinente qui mérite une réponse appropriée. On en garde, on en donne, on en » égare » dans des lieux publics, tels des bistrots, des quais de métro, des parcs. Durant les grèves postales, on en a glissés dans quelques boîtes aux lettres. Jamais, on en vend, on aurait mauvaise conscience. Aujourd’hui, on parle du dernier roman de Félicia Mihali, L’enlèvement de Sabina.
Cela se passe dans deux villages voisins où règne la bonne entente, au point de festoyer ensemble. Pourtant, un soir après moult libations, les Comans enlèvent dix-huit jeunes filles slavines, pour les marier à dix-huit jeunes hommes de leur clan. Chacun fera son choix, retournera chez lui accompagné d’une épouse. Un seul restera célibataire, Kostine. Sa promise, Sabina, ayant flairé le piège, s’est enfuie avec l’aide de son père, « enseignant expérimenté. » Honteux, Kostine partira de chez sa mère pour conquérir sa belle… Pendant ce temps, la vie s’est organisée chez les Comans. Onou, chef du village, bien qu’il protège les Slavines, s’avère inquiet et méfiant, les villageois slavins ne s’étant pas soulevés pour délivrer leurs filles. Peu à peu, débonnaire, il oubliera. Nous observons une région innommée où la paix règne. Au loin, grondent les clameurs de guerres fomentées par les barbares. Qui sont-ils ? Des peuples asiatiques, slaves, dépeints plus tard par Kostine qui, parvenu dans le village de Sabina, se fait kidnapper par des hommes soudoyés par le père de la jeune fille. De force, il ira à la guerre… Les femmes qui ont épousé les Comans établissent entre elles une complicité créative, qui leur font ouvrir des commerces prospères dont profitent leurs époux, pour la plupart médiocres, ivrognes, impotents.
Ainsi le temps dérive, savamment orchestré par Félicia Mihali. Chaque chapitre se sous-titre de mois ou d’années pendant lesquels, lentement, le village évolue. L’air de rien, les jeunes femmes imposent leurs préceptes simples et, certaines devenues veuves, retournent dans leur village, avec l’accord bienveillant d’Onou qui, toujours, a favorisé un bonheur tranquille dans sa communauté. Bonheur malmené par de perpétuelles manigances, par des menaces d’invasion, par l’attaque imprévisible des loups et des ours. Dans ce lieu aux allures enchevêtrées se profile un Moyen-Âge perclus de ses misères, de ses épidémies, de ses superstitions. S’obombrent aussi les Croisades : cotte de mailles, champs de bataille où périssent à coups de hache, des chevaliers valeureux et naïfs. Kostine se fera le porte-parole de ces épopées visionnaires — ô Jérusalem ! — où la vie d’un homme ne valait pas grand-chose, sinon rien. Parcourant des contrées inconnues, avançant dangereusement vers Sabina, il se liera d’amitié avec des êtres qui, tout comme lui, ont peu à perdre. Pendant dix-sept ans, il soutiendra des aventures fabuleuses, comme celle de l’Orphelin, jeune prince déchu, sa halte improbable dans le pays de Kokane. Il profitera d’opportunités s’offrant à lui : un jongleur qui, au moment de leur séparation, l’avisera d’une vierge et d’une licorne ; le chevalier Kross qui, las de ses tribulations, se retirera dans un monastère. Une aura ensorcelante ne cesse d’embellir cette histoire, ce conte, serait plus adéquat. Un rêve prémonitoire engagera Kostine sur la route insondable de sa bien-aimée.
Chez les Comans, les femmes vieillissent, les hommes meurent. Le village se banalise, les Slavines rentrant chez elles quand leur mari décède. Fatiguées mais déterminées, les villageoises se partageront un terrifiant secret, le confieront au lecteur. Nul besoin de références légendaires pour situer le roman. L’intrigue, menée avec perspicacité par Mihali, se soustrait à des influences immémoriales. Imagination débridée, goût démesuré du merveilleux, culture livresque se prêtant à différentes interprétations — on soupçonne que la Roumanie, pays natal de l’écrivaine, ne soit pas étrangère à la description des mœurs féodales des villages. Histoire intemporelle qui nous surprend, nous ébranle. Relents fantasmagoriques s’inspirant de nos sociétés industrialisées. Tragédie et ludisme harmonisent le récit tout en privilégiant les relations humaines. Hommes et femmes, prisonniers de leurs ancestraux préjugés, ne savent se dépêtrer d’une perpétuelle malédiction, dissimulée au comble de sentiments vieux comme le monde, usés telles de vaines promesses.
Roman à lire à petites doses, comme nous lisions au siècle dernier, chacun dans son genre, Balzac et Marcel Proust. Avec délice et enchantement. C’est dire que cette œuvre touffue et accomplie, échappe à toute mode contraignante. À lire encore pour nous souvenir que l’esprit déborde d’images archaïques, léguées par des hommes et des femmes, ostracisées par nos déliements.
L’enlèvement de Sabina, Félicia Mihali, XYZ éditeur, Montréal, 2011, 286 pages.